«Mythologie» Suite illustrée d'après et autour des Métamorphoses d'Ovide © P.-E. Prouvost d'Agostino, 1997 |
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AVANT-PROPOS
Destin littéraire d'Ovide
Eternelle jeunesse de la mythologie
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Qu'a-t-il fait d'autre, cependant, que parler d'amour ?
C'était d'emblée, s'exposer à édifier une vie, et une oeuvre soumises aux métamorphoses.
Quel dieu plus apte à se déguiser, à bouleverser l'ordre, à se servir des apparences diverses de la réalité, afin de nous mieux abuser que ce Cupidon - dont les Latins ont fait un bambin bien falot, auprès de l'originel et puissant Eros: maître des désirs, de la tromperie, et des forces cachées qui gouvernent le monde ?
Voilà pour l'expérience, et les bons conseils d'un Ovide galant, adorateur de patriciennes, expert en filtres à l'égal d'une de ces sorcières du Latium, ou de Thessalie.
Pour le reste, l'imagerie romantique nous a présenté son exil chez les Scythes : les Fastes sont restés des Géorgiques inabouties ; et les Métamorphoses , comme le nez au milieu de la figure, sont devenues presque invisibles à l' il, tant leur fortune et leur célébrité ont successivement, par les siècles, servi les peintres, les musiciens,... et les autres écrivains, allant pêcher à cette source de quoi transvaser un peu d'eau claire à leur oeuvre.
Le destin d'un tel poème est celui des
grands classiques : on ne les relit pas ; on croit tellement bien les connaître ;
on les a "sur le bout de la langue". Célèbres et inconnus, comme ce qui, trop exposé
à la lumière, garde précieusement sa charge d'ombre, son mystère, ce charme profond, qui,
à la surface, s'annonce par d'imperceptibles tics nerveux, des fulgurances d'épiderme,
légers prestiges de la beauté, fugaces et fragiles comme un arc en ciel dans l'eau,
ou un rayon de lune dans la toile perlière de l'araignée.
On le croirait volontiers, au naturel avec lequel semblent écrites et racontées tant de fables...
Rien de plus familier que les rapports entretenus par les Anciens avec leurs dieux,
leurs demi-dieux, leurs héros - et toutes les forces personnifiées, bénéfiques ou
néfastes, du monde visible.
Visible, oui. Car ne s'agit-il pas, avant tout, de faire des apparences le plus beau concert de symboles qui soit ?
L'amour et le désir - ces deux grands élans qui remontent le mouvement des constellations, rythment les cycles saisonniers, ramènent les oiseaux migrateurs dont le vol paraphe le ciel d'avertissements divins déchiffrés par les Augures, allument dans le ciel l'étoile de la canicule, décuplent les troupeaux, font vibrer d'un soupir harmonieux la flûte terrestre et la céleste lyre, versifient la couleur du soir ou de l'aurore, font rimer entre eux les mots et les corps -, l'amour et le désir président - parfois heureux, parfois graves et mélancoliques, parfois, même, terrifiants comme la nuit humaine, et les instincts dont ils rompent les digues... L'amour et le désir président à un univers où tous les masques du mensonge et de la vérité, du doute et de la certitude possèdent l'ambigu sourire des dieux - ce sourire des immortels, fêlé comme la ruse, ourlé comme la rose, arqué comme l'arme d'Apollon, ou le croissant de Diane - sourire bienveillant d'égoïsme et de hauteur, qui suffit, sans incidences ni révoltes, à contenter la contemplation des hommes - sourire fixe, occupé d'être sa propre éternité.
C'est, de ce théâtre, l'éclairagiste le plus subtil, et le plus trompeur.
Grand pourvoyeur d'éblouissements et de mirages, tachetant la rétine, sautant aux
yeux, étourdissant d'un rayon en coup de poing.
Qui n'inventerait à ses feux, à midi, quand la Mer de Grèce réfléchit le ciel d'un azur en surchauffe - qui n'a même plus de nom, tant il ressemble à un néant de couleurs, à un miroir en fusion ; qui n'inventerait aisément les contours des Sirènes, l'illusion du navire d'Ulysse, la terrible présence d'une nature surnaturelle, rêve éveillé du grand Pan, fantôme d'un ordre parcouru de présages, de tremblements, sillonné, comme le marbre, de veines obscures ?
Elysée Reclus comparait la cartographie brodée des côtes de l'Hellade aux circonvolutions des lobes cervicaux...
Il est vrai que cette mer grecque réfléchit... et qu'elle pense.
Des vagues qui ont contribué à la naissance d'Aphrodite en ont dû garder quelque
propension à soigner leur tenue, à friser parfaitement le long des plages, permanentées
comme la coiffure des statues - cette idée capillaire de l'éternité en boucles.
Peut-être simplement par humanisme, pour se sentir digne d'être heureux et n'accuser personne que soi-même si on ne l'est pas. Pour ne pas traverser sans regards d'intelligence le visible, et sa splendeur à double-fond, toujours sous tendue de présences, et d'avertissements mystérieux.
Une nature dépeuplée de ses dieux est aussi absurde qu'un Versailles sans statues.
Elle nie, aux seules fins de jeux sans âme, de plaisirs sans amour, et de camping estival, sa vocation à être le reflet terrestre d'un ordre établi, acceptable, tragique puisqu'il le faut, harmonieux parce qu'il se doit de l'être, jusqu'en ses colères et ses désordres.
Comment s'étonner que la Méditerranée soit la mère de tant de divinités ?
Elle est
dénuée de marées brutales ; - égale en harmonie aux calmes calculs de l'architecte,
au niveau qui vérifie l'horizon des colonnes et des frises ; - ceinte de bords, elle
est la baignoire des déesses, la piscine des héros ; - une piscine de luxe, avec des bords
de marbre, s'il vous plaît ; - stagnante, elle enrichit son eau de toute fermentation
; - c'est un vase-clos ; - mais un vase précieux. Un de ces cratères antiques, emplis d'un vin tellement lourd, épais, nourrissant et sucré qu'il faut le couper de miel
ou d'eau pour s'en abreuver sans s'étourdir...
Sont-elles mortes, alors que nous employons dans toutes celles que nous parlons, au
moins un millier de mots essentiels, qui en découlent directement, sans même d'altération
souvent, dans l'état originel d'une Vénus de Milo qu'on retrouverait avec Ses bras, dans le champ du cultivateur ?
De même que Monsieur Jourdain et la prose, nous faisons inconsciemment emploi d'une foule de références, remontant à l'origine légendaire des cultures grecque et latine.
L'éternelle jeunesse des choses, des mythes, des légendes, de la pensée et de l'art,
c'est leur capacité à rajeunir chaque fois qu'on en fait, au cours des siècles, usage.
Comme à une jolie femme, tous les masques, tous les travestis leur sont seyants;
et mentir, ou les faire mentir, parfois même les pervertir, ne fait qu'exalter davantage
leur force d'expression, et leur vérité inaltérable.
«Le premier homme qui a eu l'idée de mettre une queue de poisson à une femme, et d'en
faire une Sirène était un poète ; le deuxième était un plagiaire», disait Dali.
Il n'empêche que, depuis, on n'a pas trouvé mieux que varier le thème ; ce qui n'empêche nullement le charme, ni l'invention, ni même l'irrévérence... Au contraire.
Il suffit de constater par soi-même combien le spectacle vivace d'une Antiquité à
portée de main se trouve, davantage que dans les musées, glyptothèques et autres
pinacothèques, par les rues de la Rome ou de l'Athènes modernes.
Nous n'avons pas grand-peine à imaginer que le Parthénon fût rehaussé de couleurs vives ; hauts et bas reliefs hauts en couleurs, éclatants comme la vie-même du Pirée, ou du Céramique antiques. Pourquoi tout le XVIIième siècle du Beau Eternel, de l'esthétisme Winckelmannien, du marbre blanc de Canova et Thordvalsen, du Wegdwood à rinceaux et du style Adams à bucrânes, pour cheminées de clubs d'Oxford-Street, nous a-t-il si faussement présenté une antiquité à l'antique ; un classicisme néoclassique, un idéal blanc comme la viande pressée de son jus, insipide et glacé comme le respect, la dévotion et la mort ?
Ennuyeux, tout cela - tout ce qui dure sans amour, sans chair ni sang... - cette admiration respectueuse ; tueuse, tout court, de ce qui reste émouvant : de cette grâce, qui nous permet toujours de prendre toutes les jeunes filles en fleurs (sur fond de mer à Balbec ou ailleurs) pour Nausica et ses compagnes... Et sans qu'il se mêle à cette comparaison aucune incidence de cette pédanterie d'usage qui consiste à ne faire de citations latines ou grecques que selon le dictionnaires des idées reçues...
La beauté n'est-elle pas ce tout petit rien d'éternité qui irradie des choses les
plus mortelles, les plus futiles, les plus transitoires ? N'est-ce pas simplement
ce qui les rend humainement touchantes, loin des concerts d'éloges, ou des révérences
compassées ?
Paris, Déc. 1996.