«Mythologie» Suite illustrée d'après et autour des Métamorphoses d'Ovide © P.-E. Prouvost d'Agostino, 1997 |
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LES DIEUX
Les conquêtes de Zeus
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A-t-il TOUT essayé sans résultat, afin de séduire Léda, la fille de Tyndare, épouse fidèle comme on n'en voit guère que dans les fables antiques, ou mythiques ?
Qu'à cela ne tienne, il flattera le désir de pureté, et les aspirations poétiques de la dame, en se changeant en cygne.
On sait la beauté et la grâce de ce dernier volatile -
Léda n'y résiste pas - et la voilà prise au piège, prise tout court ; enceinte des oeuvres d'un dieu, elle enfantera Hélène, la fatale cause vivante de la guerre de Troie, Clytemnestre, l'épouse du roi des rois, Agamemnon, - qui le fera assassiner au retour -, et les
Dioscures, Castor et Pollux, héros jumeaux, symboles de l'amitié virile, de la jeunesse,
et de la force.
Pour enlever EUROPE, c'est encore une autre affaire. La belle joue avec ses compagnes au bord de la mer, formant une jolie scène bucolique, qui ne laisse pas ZEUS indifférent. Comment l'intéresser ? Voilà qu'un taureau blanc, d'une extraordinaire beauté dit le texte, s'avance en nageant vers la berge (chez les Grecs, les taureaux peuvent être d'une extraordinaire beauté, ce qui fait sourire le lecteur moderne, mais n'a rien d'étonnant dans une littérature où l'une des images poétiques auxquelles on a recours pour célébrer le charme expressif d'un regard de femme est : aux yeux de génisse
Le taureau refuse qu'une autre jeune fille qu'Europe ne S'AMUSE à lui flatter l'encolure, à lui monter sur le dos. Une fois que la belle est en croupe, le taureau nage vers
le large, sourd aux supplications...
Évidemment, le taureau, c'est encore Zeus.
Europe n'a plus qu'à céder.
ON POURRAIT FAIRE UNE LONGUE LISTE DES AUTRES métamorphoses DE ZEUS : en satyre, pour posséder la belle Antiope pendant son sommeil ; en aigle - son oiseau emblème -, pour enlever Ganymède ; en nuage, pour aimer Io (qu'il métamorphosera ensuite en génisse, pour la soustraire à la jalousie d'Héra, son acariâtre épouse). Bref, on peut dire qu'il surpassait en imagination et en dextérité le fameux dieu marin Protée, qui, comme son nom l'indique, était une sorte de maître ès-transformations, une sorte de frégoli mythologique...
En outre, j'ai dit que Zeus n'hésitait pas à user de son pouvoir pour se débarrasser de mortelles
devenues, après quelques moments de bonheur partagé, ennuyeuses et exigeantes. Le
ciel est constellé d'étoiles qui ont été des amantes de Zeus...
Voilà qui était une
manière efficace, flatteuse, et surtout pratique d'envoyer ses ex-amantes au diable.
Une femme aime toujours être comparée à un astre. Zeus les prenait au mot, pour leur
malheur.
Comme elle portait, elle aussi, un petit cadeau en nature en nature déposé dans ses flancs par son amant immortel, ce dernier ne voulut pas que sa progéniture ne succombât avec la mère, et arrachant l'enfant du ventre de Sémélé, il le couva dans sa propre cuisse, et donna ainsi naissance à Dionysos, qui bien que le premier sorti de la cuisse de Jupiter , ne s'en montra pas plus fier, et même, se révéla fort mauvais sujet, comme dieu du vin, de l'ivresse, de la transe, et chef d'une bande d'amis très peu recommandables, semant la terreur dans toute la Grèce, les satyres, faunes et autres bacchantes...
Jamais sans doute, comme en ces temps antiques, dieux n'auront à ce point mérité le tendre irrespect des hommes, ni la belle et splendide éternité des peuples de statues - mais ce ne sont pas pour autant des dieux pour glyptothèques. La pose leur est la chose la plus naturelle ; et ce qui gonfle les plis de leur chlamyde c'est moins l'enflure rhétorique que le vent maritime, frère de celui, parfait, qui fouette la victoire de Samothrace : ce pur-sang femelle que le coup de cravache du métlémi fait ressembler à la proue de son navire, au plus bel orage de passion organisé qui soit.
Parce que nous jugeons reposant et facile de ne plus croire aux nôtres, nous avons
estimé qu'il fallait se poser la question: "les Grecs croyaient-ils en leurs dieux
?"
Il est vrai qu'on vit rarement peuple faire si grand usage de son scepticisme
(à part les Français, peut-être, mais, chez nous, il ne s'agit que d'une mauvaise humeur perpétuelle
qu'on tient, grâce à quelques grands écrivains, pour de l'esprit critique). C'est
oublier qu'à force de douter, on en vient à douter aussi de la nécessité de douter de tout...
Ils sont les échafaudages de la pensée, qu'on abat une fois le temple élevé - et donc
capable d'apparaître nu comme la probité, campé sur la finesse de ses jambes d'athlète.
De même que le parfait athlète ne nous intéresse (nous, et l'ode pindarique), que
doté d'une âme qui le proportionne, le mesure et l'exalte, jusqu'au bout des cheveux
et des feuilles de la couronne de lauriers, le temple ne nous est émouvant et expressif
qu'habité par son dieu ; jusqu'en sa moindre parcelle, le marbre a contribué à ce
miracle, la tête des chapiteaux bouclés s'est mise à penser et l'ensemble, à réfléchir.
Réfléchir quoi ? comme un miroir : la prière et le silence des hommes, le souffle
et la parole des dieux.
Les merveilles humaines ont beau nous apparaître - comme
l'invisible céleste ou terrestre - chiffrées, la fable qui les environne les explique, les
exprime mieux que l'équation.
La règle n'est belle que si elle sert, non seulement
à taper sur les doigts, mais aussi à mesurer, par une ruse relative, un théorème
roublard, ce qui sépare la terre des étoiles. Le nombre d'or n'a de sens que lorsqu'on le
déchiffre sur le velours clouté de diamants de l'azur nocturne, servant à distancier
entre elles ces planètes qui empruntent leur noms à l'Olympe. Ou bien, changé en
vibrations toujours vivantes, dans les degrés de la gamme harmonique ; et même, par cela
mué en silence, autour des colonnes et des murs soumis à ses lois, qui semblent contenir
on ne sait quelle réverbération tue de voix tragiques, de chants éteints - ondes
figées dans la musique du marbre.
Les anciens prétendaient reconnaître une divinité en goguette (venue sur terre en mission commandée, ou simplement, en excursion galante) à l'extraordinaire fixité de son regard sans pupille, à l'iris dilaté comme un vertige d'alcool de menthe, ou les prunelles glacées par l'éther (l'éther n'est-il pas la région supérieure de l'atmosphère céleste, une espèce d'esprit d'alcool raréfié comme l'asthme étincelant des cimes montagneuses - région où les grecs plaçaient les cures d'air pur des immortels aux divins poumons saturés d'altitude ?..)
Même sous la LIVRÉE d'HOMME, nul n'abdique l'habitude prise à l'étage supérieur - dans le geste qui déconcerte, la fureur sacrée qui disloque le destin d'Achille, la pudeur cruelle de Diane caressant Endymion par un rayon de lune interposé, l'orgueil de Zeus qui ne choisit, pour ses rapts et ses parades érotiques, que des animaux à réputation noble ou des manifestations d'une haute tenue poétique et immorale, preuves que même chez les païens, l'habit ne faisait déjà pas le moine, et que l'orgueil, la grâce, l'irascibilité, ou la susceptibilité pouvaient déceler le dieu qui se dissimule sous le mortel postiche, comme SOUS LE VOILE NOIR D'UN DEUIL D'ILLUSIONS, le noir maintien d'une amazone veuve d'épopée, ivre de cette mélancolie des rois, qui fait les Néron, les Rodolphe II, ou les Charles Ier d'Angleterre, les bourreaux, les poètes ou les victimes. Le poinçon du destin ne se trompa pas de main en faisant reconnaître l'impératrice Elisabeth à son assassin, sur un quai de Genève, dernier de tous les embarcadères de son exil ; comme le menton et la moue de Marie-Antoinette la recommandaient au soins du couperet, déjà tête coupée, pareille à celle de cire des archiducs tristes et frivoles ; comme le bleu des yeux Wittelsbach unissent les tragédies royales de Mycènes à celles de Vienne et Munich, le premier roi Othon de Grèce aux châteaux délirants des alpages,- et le bleu du drapeau hellène à celui du blason de la Bavière...
Mais c'est une autre histoire, dont les hommes se croient maîtres - et qui, peut-être, existe aussi peu que le nuage de fumée, en qui Ixion croyait étreindre l'épouse de Zeus, avant d'être, pour ce blasphème, condamné au supplice éternel de la roue, aux enfers. Il est du reste étrange que ce dernier mythe n'ait pas eu plus de fortune à illustrer le châtiment de l'homme sans dieux - plutôt que le sempiternel Sysiphe : que fait d'autre l'homme ignorant de ses devoirs, et de ses propres mystères - le vaniteux séducteur de fantômes - que de souffrir mille morts semblables, tournant, comme le pauvre Ixion, pour toujours - la vie et le reste - en rond ?)
Tant qu'il y aura des hommes... Les anciens dieux n'auront à craindre de leur éternité : elle ne sera jamais que la somme de leurs renaissances successives, ornées de tous les masques divers, la somme de leurs vies, parées de multiples apparences, mêlées au jeu des passions du temps, limitées par les bornes des existences humaines, raisonnablement pérennisées par l'art. (Il est rare que ce qu'on nomme pompeusement postérité artistique soit autre chose, pour un artiste, qu'un succès d'estime chez les morts, ou une guerre de tranchée entre ses ayant-droit.)
Tant que l'art leur insufflera ce qu'on pourrait appeler : sa part d'illusion et de mensonge professionnels, les mythes se chargeront d'être simples sous leur diversité de splendeurs, de richesses et d'éclats ; simples comme un diamant qui étincelle et, aveuglant, emprisonne un éclat de vérité dans le flamboiement de chacune de ses facettes; simples comme un chef d' oeuvre, dont l'apparente complication-même n'est souvent qu'une pudeur, une élégance polie, la signature d'une intelligence qui craint elle-même d'avoir à trop élucider - d'avoir à foudroyer de crainte, de tristesse ou de beauté sous le simple prétexte de n'être pas inutile...
Paris, Janvier 1997.